
(extrait du livre 150 biographies insolites du XXe siècle . Cliquer ICI).
« Down Hearted Blues » fut le premier Disque d’or chanté par une femme de couleur. Bessie Smith était un personnage assez infect… surtout lorsqu’elle avait bu –ce qui était fréquent ! Impulsive, irraisonnée, colérique, bagarreuse, raciste (elle n’aimait pas beaucoup les Blancs), radine, violente… Tous ces défauts ne l’empêchèrent d’être l’une des plus grandes chanteuses du vingtième siècle.
Plus encore que pour Billie Holiday, il fut difficile de faire la part du vrai et du faux dans ce qu’on racontait sur Bessie. Mais un incroyable travail fut réalisé par son biographe Chris Albertson qui s’est « arrangé pour dégager les faits qui ont jalonné la vie de Bessie Smith des élucubrations romanesques et mythologiques laborieusement inventées par des plumitifs de seconde zone » (James Lincoln Collier, L’Aventure du jazz, Albin Michel). Le plus gros bobard sur Bessie concerna les circonstances de sa mort : durant 35 ans, tout le monde ignora la vérité.
Bessie Smith (1894-1937), au regard de son influence sur le monde du blues et du jazz, est considérée comme l’équivalent féminin de Louis Armstrong. Qui dit mieux ?
Un doute subsiste sur sa date de naissance (probablement 1892) ainsi que sur son environnement familial : on ne connaît pas précisément le nombre de ses frères et sœurs. En revanche, il est certain que son père est mort lorsqu’elle était bébé (Bessie n’en avait gardé aucun souvenir) et que sa mère mourut lorsqu’elle avait entre sept et neuf ans. Dès lors, c’est Viola, l’aînée de la famille, qui va élever tout ce petit monde (ils sont sept enfants) tandis que Bessie va chanter dans les cours pour qué
mander quelque menue monnaie accompagnée à la guitare par l’un de ses frères, Andrew, car la famille vit dans une extrême pauvreté.
En 1912, Bessie est enrôlée dans la troupe de la célèbre Ma Rainey. Mais comme danseuse, pas chanteuse. Trois explications s’affrontent : certains prétendent qu’elle est danseuse car encore trop inexpérimentée pour chanter en public sans risquer de compromettre le succès du spectacle. D’autres diront qu’elle chantait si bien que Ma craignait qu’elle lui vole la vedette. Enfin, on prétend que Ma aurait littéralement « kidnappé » Bessie, l’aurait enrôlée quasiment contre son gré pour lui inculquer l’art du chant. Quoi qu’il en soit, l’apprentissage porta ses fruits : en 1920, Bessie est en tournée avec le célèbre Sidney Bechet (avec qui elle eut une courte mais torride aventure).
A l’orée des années vingt, le show business réalise que la « race music » (musique interprétée par une race autre que la blanche) fait l’objet d’un véritable engouement de la part, non seulement des Noirs, mais également des Blancs qui « gloussent » :
- Les Blancs étaient envoûtés par un genre musical issu des milieux de couleur, en partie, c’est indéniable, à cause des résonances de caractère sexuel qu’ils percevaient dans les enregistrements, lesquels étaient remplis d’expressions à double sens et de sous-entendus douteux (J. L. Collier, L’Aventure du jazz, Albin Michel).
Partout, des chercheurs de talents sont envoyés par les maisons de disques. Toute femme à la peau noire a de grandes chances d’enregistrer un 78-tours, et peu importe si elle chante comme une casserole. Parmi les stars des années 20, beaucoup « étaient assez mauvaises. Quelques-unes étaient tout simplement atroces. Parmi toutes ces artistes, il n’y en eut pas plus d’une douzaine qui ait pu laisser, à la postérité, une œuvre suffisante, en quantité et en qualité, digne d’intérêt » (James Lincoln Collier, L’Aventure du jazz, Albin Michel). Cette prospection va avant tout profiter à Bessie et, le plus drôle de l’affaire, sauver de la faillite ce qui le futur plus grand label de disque mondial du 20è siècle :Columbia.
En 1921, la firme est au bord du gouffre. Elle a entendu parler de Bessie et, en 1923, dépêche auprès d’elle le producteur Clarence Williams, déjà responsable des premiers succès de Sidney Bechet. Il lui fait enregistrer « Down Hearted Blues ». C’est un succès sans précédent : 780 000 exemplaires en moins d’un semestre. Il s’agit du premier 78 tours chanté par une femme à avoir, au total, dépassé le million d’exemplaires vendus.
Désormais, Bessie est une grande dame. Et comme toute grande dame qui se respecte, sa tenue de scène est impressionnante. Tout du moins est-elle assemblée pour impressionner son auditoire : longue robe de satin, colliers de (faux) diamants et fourrures. Ce qui n’empêche pas la « grande dame » d’épouser, en 1923, un type assez banal, le policier Jack Gee. Un mariage de bric et de broc. Aucun des deux époux n’est fidèle à l’autre… tout en refusant les incartades de son conjoint. Bessie gagne énormément d’argent, Jack dilapide sa fortune mais supporte mal la vie de patachon du show biz avec ses horaires fantaisistes. Il n’accepte pas non plus les amours saphiques de sa vedette de femme. Bessie, quant à elle, serait bien passée sur les aventures extraconjugales de son mari si
elle n’avait pas bu autant. Car quand elle buvait, Bessie devenait violente, faisait le coup de poing sur n’importe qui. Et il arriva ce qui devait arriver : lorsqu’elle apprit, en 1929, que Jack couchait avec sa rivale Gertrude Saunders, elle le quitta (sans pour autant entamer de procédure de divorce). Elle se mettra ensuite en ménage avec Richard Morgan, un vieil ami qui était l’oncle du célèbre Lionel Hampton. Morgan sera à son côté jusqu’au décès de la chanteuse.
Bessie était devenue une immense vedette du disque. Cela aurait dû la mettre, à vie, à l’abri du besoin. Or Jack Gee dépensait tout ce qu’elle gagnait. C’est grâce au succès de Bessie que Columbia a pu sortir de l’ornière et devenir un puissant label. Son contrat était forfaitaire et dérisoire : 150 $ par disque. Au total elle en enregistra 160 pour la firme et ne toucha pas de véritables royalties sur ses ventes mirobolantes. Simplement, ce succès reconnu lui permettait de demander davantage pour ses apparitions en public : jusqu’à 2 000 $ par semaine pour se produire dans un théâtre ou dans une salle de concert, devenant ainsi l’artiste noire la mieux payée du monde. Elle menait la grande vie. On ne parle pas encore de jet privé ; elle dispose néanmoins, pour voyager, d’un wagon privé dans les trains qu’elle emprunte. Mais elle avait mangé son pain blanc : 1929 est une année catastrophique… à double raison pour Bessie : la crise, évidemment, mais aussi la naissance du cinéma parlant qui va attirer les masses populaires au cinéma et, en les détournant, engendrer la chute de fréquentation des salles de music hall. Pour comble de malheur, cette même année elle se compromet à Broadway dans un spectacle pitoyable, « Pansy », dont la critique décrète qu’elle, Bessie, est à peu près le seul élément récupérable. Elle se fait pardonner en tournant dans le court-métrage « Saint-Louis Blues », lui aussi de 1929. Comme quoi elle n’a pas mis longtemps à « mettre dans sa poche » ce fichu 7ème Art qui menaçait de détruire sa carrière déjà en péril.
Elle connaîtra quand même la déchéance rapidement. Et ce, en grande partie de sa faute. Dotée d’un énorme appétit sexuel qu’elle manifestait autant aux femmes qu’aux hommes, elle était à fois extrêmement généreuse envers son proche entourage, et d’une pingrerie extrême à l’égard de ceux qui travaillaient pour elle. Violente, elle se battait souvent, même avec ses amis : alcoolique notoire (malgré des épisodes d’abstinence), elle avait le vin mauvais. Une bouteille de trop réveillait sa méchanceté, « une espèce de rage inconsciente qui ne requérait qu’un prétexte pour éclater » (James Lincoln Collier, L’Aventure du jazz, Albin Michel). Ce vilain tableau, certes, n’occultait pas ses talents de chanteuse, mais son attitude irresponsable n’incitait guère les organisateurs de spectacle à l’engager : il lui arrivait d’abandonner sa troupe en plein milieu d’une tournée. Bref cette attitude irresponsable conjuguée à un certain désintérêt du public pour le blues et le jazz conduisirent à sa perte. Sur le moment précis de cette dégringolade, à nouveau, divergence d’informations…
Ce que l’on sait avec certitude, c’est que Bessie est devenue hôtesse (entraîneuse ?) dans une boîte de nuit. La date reste incertaine : le producteur de disques John Hammond avance celle de 1933, d’autres prétendent qu’elle était encore en tournée en 1936. Toujours est-il qu’elle
enregistra ses derniers disques fin 1933… et qu’on les lui paya encore moins que les précédents : 37,5 $ soit exactement quatre fois moins que par le passé. Sa voix, bien sûr, avait changé : abus de gin, de tabac. Mais aussi l’action néfaste de la fumée des lanternes utilisées pour éclairer la rampe des théâtres. Et qu’en était-il de la façon de chanter ? « Dans les dernières années de sa carrière, elle avait une intonation franchement gutturale, en partie, croyons-nous, pour mieux contrôler son timbre de voix » (James Lincoln Collier, L’Aventure du jazz, Albin Michel).
Le 26 septembre 1937 Bessie est mortellement blessée dans un accident de la route entre Memphis (Tennessee) et Clarksdale (Mississippi). Richard Morgan, qui conduisait le véhicule, en sort sain et sauf. Bessie, elle, était à la place du mort. Le premier qui passe sur les lieux est un docteur, Hugh Smith. Constatant que l’artiste était gravement blessée et avait perdu beaucoup de sang, il se rua vers la maison la plus proche pour appeler une ambulance. De retour auprès de Bessie 25 minutes plus tard, il constata que son état ne s’était pas amélioré. Deux ambulances arrivèrent en même temps : le docteur avait pris la sage précaution de prévenir une ambulance pour Noirs, qui l’emporta. L'autre ambulance, pour Blancs, avait été appelée par le conducteur du camion qui avait causé l'accident. Betty fut conduite à l’hôpital afro-américain le plus proche, à Clarksdale. A peine arrivée, il s’avéra indispensable de l’amputer d’un bras. Peine perdue, elle mourut quelques heures plus tard sans avoir repris connaissance. Ces faits ne furent révélés qu’au dé-but des années 70 : la légende racontait depuis toujours que Bessie était morte faute de soins, s’étant vu refuser son admission dans un hôpital réservé aux Blancs. Cette histoire avait été inventée dans un but publicitaire par son producteur John Hammond et immédiatement reproduite dans la presse. Une histoire tellement crédible qu’en 1959 une pièce de théâtre intitulée « The Death of Bessie Smith » en fut tirée.
Bessie était morte ruinée. Le compagnon de la défunte, malgré tous ses efforts, fut dans l’incapacité financière de lui offrir une sépulture décente. Il fallut attendre le 7 août 1970 pour qu’une pierre tombale soit gravée à son nom, offerte par l’actrice noire Juanita Hall et par la chanteuse Janis Joplin. La première (1901-1968) disparut trop tôt ; la seconde mourut en octobre 1970, quelques semaines seulement après avoir assisté à la pause de la stèle.